La zone frontalière franco-belge constitue une région culinaire singulière, où se rencontrent des traditions séculaires. Ce dossier raconte une histoire à partir de produits de base tels que le pain, le fromage et la bière. Il s’agit d’un patrimoine alimentaire partagé, antérieur à l’existence même de la France et de la Belgique en tant qu’États. Le dossier met également en lumière des entrepreneurs : boulangers, fromagers et brasseurs. Bon appétit !
Traditions partagées
La partie occidentale de la zone frontalière franco-belge repose sur un même sol limoneux, issu des sédiments de la dernière période glaciaire. Facile à travailler, bien drainé et capable de retenir l’humidité, ce sol offre des conditions particulièrement favorables à l’agriculture. Il explique la présence, de part et d’autre de la frontière, de paysages ruraux comparables, caractérisés par des villages similaires, une densité de population proche et une tradition agricole commune.
La fertilité du limon a donné naissance à trois productions complémentaires qui restent aujourd’hui emblématiques de la région. Les céréales (blé et seigle) y poussent particulièrement bien et servent de base au pain et à la bière. L’élevage se développe grâce aux prairies et aux cultures fourragères ; il fournit le lait pour le fromage et le fumier pour fertiliser les terres. Le fromage est ainsi devenu un produit d’échange, facilement transportable sur de longues distances.
Du Ve au XVIe siècle, les monastères et abbayes ont constitué des centres majeurs d’innovation alimentaire. Les moines bénédictins ne se contentaient pas de produire du pain, de la bière et du fromage : ils en ont perfectionné les recettes et consigné les techniques. Aujourd’hui encore, des abbayes du nord de la France (Mont‑des‑Cats, près de Dunkerque) et de Belgique (Chimay, Maredsous, Orval) perpétuent ces méthodes : culture des céréales et du houblon, brassage de la bière, fabrication du fromage. Des pratiques dont certaines remontent à plus de huit siècles.
Image : Wikimédia, L’abbaye du Mont-des-Cats vue du ciel, 2020, CC BY-SA Papagon.
Cette histoire commune explique la présence de fromages emblématiques dans la région frontalière : Maroilles, Bergues, Belval, tous issus de ce passé médiéval partagé. La Bière de Garde du nord de la France et les bières trappistes belges représentent deux expressions d’une même tradition monastique. Même le pain en témoigne : la baguette française et le pistolet belge sont des héritières d’une culture boulangère médiévale commune.
La frontière politique a traversé un territoire bien plus ancien que les nations elles‑mêmes. La région frontalière n’est donc pas tant une ligne de séparation qu’une zone de connexion : un espace marqué par un sol partagé, une tradition agricole commune et un patrimoine collectif.
Le fromage de Flandre occidentale n’est plus dans l’ombre de la France et des Pays-Bas. À Rumbeke, l’Ancienne Belgique de la fromagerie Groendal a même été désignée « meilleur fromage du monde » lors du prestigieux Concours International de Lyon, parmi 2 200 produits issus de 23 pays.
Cette distinction décernée à Lyon, capitale française de la gastronomie, confère une portée symbolique particulière à cette reconnaissance. L’Ancienne Belgique est un gouda belge qui associe une texture souple et crémeuse à l’intensité aromatique et aux cristaux de sel d’un fromage affiné. Selon ses producteurs, il réunit « le meilleur de deux mondes ».
Groendal n’est pas la seule réussite de la Flandre occidentale. Lors des World Cheese Awards, un concours mondial du fromage organisé à Berne, Groendal et la fromagerie Flandrien Kaas de Wervik ont toutes deux remporté des médailles d’or, d’argent et de bronze. Chez Flandrien, l’accent est mis sur le gouda artisanal : un caillé encore travaillé à la main et une histoire familiale qui remonte à 1934, lorsque le grand-père Desmet parcourait la région de Wervik à vélo, une caisse de fromages à l’arrière.
Production fromagère : du local à l’industriel
Une part importante des fromages belges est produite en Flandre occidentale. Dans les années 1950 et 1960, cette région est passée d’une économie agricole centrée sur l’élevage laitier à une véritable région de production fromagère. Contrairement à la France ou aux Pays‑Bas, où les traditions fromagères sont anciennes, la Flandre est partie pratiquement de zéro. Les grands producteurs industriels de Flandre occidentale optent pour des recettes standardisées, garantissant une constance de goût d’une année à l’autre, un critère essentiel pour la grande distribution et les consommateurs.
Les laiteries wallonnes représentent environ un cinquième de la production fromagère belge. La Wallonie se distingue par une forte tradition de fromages artisanaux et d’abbaye. Des noms comme Herve (le seul fromage belge bénéficiant d’une AOP), Chimay, Maredsous ou Orval sont emblématiques : ils utilisent du lait local et mettent l’accent sur le terroir et le savoir‑faire. La région compte plusieurs centaines de fromages et de variantes, souvent associés à des herbes spécifiques, des techniques d’affinage propres et des récits locaux.
Dans la région française des Hauts‑de‑France, l’industrie laitière et fromagère fait partie intégrante d’un vaste secteur agroalimentaire employant plus de 35 000 personnes. La région est reconnue au niveau national pour sa tradition laitière et fromagère et produit à la fois des fromages industriels destinés au marché de masse et des spécialités régionales protégées. Parmi les fromages emblématiques figurent notamment le Maroilles AOP, la Boulette d’Avesnes et la Mimolette (ou Boule de Lille).
Maroilles
Le Maroilles, bénéficiant d’une AOP depuis 1996, est le produit phare de la fromagerie régionale du nord de la France. Il est exclusivement fabriqué dans la zone de l’Avesnois‑Thiérache et soumis à des exigences strictes concernant le lait utilisé, les conditions d’affinage et la technique de lavage de la croûte.
Le Maroilles est un fromage de caractère, reconnaissable à son odeur puissante. Pour les consommateurs habitués à des fromages plus doux, il est souvent perçu comme « fort ».
Source : Wikimédia, CC BY-SA BastienM
La principale différence entre les fromages AOP français et les productions belges réside dans le cadre réglementaire. Les fromages AOP français, comme le Maroilles, doivent répondre à des règles précises : races bovines autorisées, zone de production strictement délimitée et méthodes imposées. Les producteurs belges disposent d’une plus grande liberté dans les techniques de production et d’affinage.
La mozzarella domine la production fromagère belge
La Belgique est un acteur majeur dans la production de… mozzarella. En 2024, les entreprises laitières belges ont produit environ 87 000 tonnes de mozzarella, soit près de 63 % de la production totale de fromage du pays (137 000 tonnes).
Le principal moteur est la grande usine de mozzarella de Milcobel à Langemark‑Poelkapelle (Flandre occidentale), qui fabrique à partir de lait de vache une mozzarella industrielle destinée au marché international de la pizza.
À Baudour (Hainaut), le groupe laitier Laiterie des Ardennes a lancé en 2021 sa propre usine de mozzarella, également orientée vers le marché de la pizza et l’exportation. Une extension récente du site a été annoncée.
Le brassage artisanal connaît un essor marqué de part et d’autre de la frontière franco‑belge. À Dottignies, en Belgique, la brasserie De Ranke produit depuis des années des bières au caractère affirmé et à l’amertume prononcée, élaborées à partir de matières premières de qualité, telles que le houblon belge. Ces bières artisanales se distinguent clairement des pils industrielles.
Dans les Hauts‑de‑France, un réseau dense de près de 200 brasseries artisanales s’est développé autour de la même exigence de qualité. Dans les boutiques spécialisées et les cafés, des connaisseurs — tels que des membres de « Les Amis de la bière » ou des professionnels comme Vivian Maeseele — mettent activement ces bières artisanales locales en valeur.
La zythologue Emeline Lambert‑Alexandre va plus loin encore en proposant, dans son atelier de dégustation, des associations originales : maroilles et triple, chocolat noir et bière fruitée et acidulée. La bière devient ainsi un produit gastronomique à part entière, à la croisée de la tradition, de l’innovation et de l’expérimentation gustative.
La renaissance de la tradition brassicole
La région frontalière connaît une véritable renaissance brassicole. Dans les Hauts-de-France, on recense environ 200 brasseries et microbrasseries actives. Après l’Alsace, la région constitue le deuxième pôle de production de bière en France. Avec une production annuelle de 7,3 millions d’hectolitres, le secteur emploie directement près d’un millier de personnes. Il se caractérise par la coexistence de grands acteurs industriels, tels que Heineken à Saint-Omer, et d’un tissu dynamique de brasseries artisanales créatives.
Côté belge, la Flandre occidentale compte plusieurs dizaines de brasseries, allant d’abbayes de renommée internationale à des microbrasseries innovantes. Autour de villes comme Tournai, Leuze-en-Hainaut, Soignies et La Louvière s’est développé un réseau dense de brasseries familiales et de microbrasseries, qui s’inscrivent souvent dans une longue tradition de bières de saison, de bières fortes et de recettes d’abbaye. Les brasseurs hennuyers travaillent largement avec des ingrédients locaux, notamment le houblon et les céréales de la région, et misent sur des bières de caractère.
Bière de Garde : le style emblématique du nord de la France
La Bière de Garde est le style traditionnel du Nord‑Pas‑de‑Calais. Ces bières étaient à l’origine brassées à la ferme en hiver et au printemps, afin d’éviter les problèmes de fermentation durant l’été. Brassées en mars, à la fin de la saison de production, elles mûrissaient ensuite en bouteille pendant l’été, ce qui leur conférait un caractère particulier.
Aujourd’hui, le terme Bière de Garde désigne un ensemble de bières traditionnelles de la région. Elles sont généralement de couleur dorée à cuivrée, le plus souvent de fermentation haute et non filtrées, bien que des versions de fermentation basse et filtrées existent également.
Parmi les producteurs emblématiques figurent notamment la brasserie Duyck (Jenlain), la brasserie de Saint‑Sylvestre (3 Monts), la brasserie Castelain (Ch’ti), la brasserie La Choulette (Ambrée) et Les Brasseurs de Gayant (La Goudale).
La culture du houblon
Les Hauts‑de‑France constituent la deuxième région productrice de houblon en France. Dans la zone frontalière, la culture biologique progresse fortement ; plus de 70 % de la production reste destinée aux brasseries locales. Du côté belge, Poperinge demeure le centre névralgique de la culture du houblon.
Image : Wéo
La Cité de la Bière à Bailleul
La Cité de la Bière deviendra un vaste lieu d’expérience dédié à la culture brassicole de la région des Hauts-de-France. Le projet prendra place dans l’ancienne usine textile Nordlys, située au centre de Bailleul.
Le site accueillera un espace d’exposition et d’interprétation, une microbrasserie ainsi que plusieurs cafés mettant en valeur les bières régionales.
La Cité a pour ambition de devenir une « maison de la culture de la bière » et un point de départ pour un itinéraire brassicole reliant les nombreuses brasseries de la région. L’ouverture de la Cité de la Bière est prévue dans le courant de l’année 2027.
Geoffroy Dupont est un Français d'origine. Il a ouvert une boulangerie à Tournai il y a quelques années, puis une autre à Courtrai plus récemment. Grâce à son expérience, il transmet le savoir-faire français en Belgique. Dans ce reportage, il nous raconte ce que nous avons en commun dans notre culture du pain et ce qui nous distingue.
Le pain, une culture aux multiples visages
Des différences notables existent dans les préférences et la perception du pain entre la France, la Wallonie et la Flandre.
En Flandre, la préférence va clairement vers les pains plus foncés et complets. Des études récentes montrent que les Flamands choisissent plus souvent le pain complet (35 %) que les Wallons (26 %). La consommation de pain blanc y est également plus faible : seuls 31 % des Flamands en consomment régulièrement, contre 48 % en Wallonie.
La Wallonie et la France partagent une préférence plus marquée pour le pain blanc. La proportion de consommateurs wallons optant pour le pain blanc (48 %) se rapproche de la tradition française, où la baguette – généralement élaborée à partir de farine blanche – occupe une place dominante incontestée. Pour les Français, la baguette blanche fraîche demeure le pilier central de la culture du pain. En France, environ 320 baguettes sont vendues chaque seconde, soit près de 10 millions par jour. Près de 85 % des Français se rendent encore quotidiennement chez le boulanger, souvent même plusieurs fois par jour pour du pain frais.
La baguette
La baguette classique répond à des normes précises : elle pèse 250 grammes et mesure environ 65 centimètres. Elle est souvent produite de manière industrielle.
Bien plus valorisée est la baguette de tradition, ou simplement tradition, qui doit être fabriquée sur place et à partir d’une farine sans additifs artificiels. La véritable baguette de tradition française ne peut contenir que de la farine, de l’eau, du sel et de la levure, sans aucun additif.
Le secret de sa saveur caractéristique et de sa croûte croustillante réside dans l’utilisation d’une faible quantité de levure et dans une fermentation lente, le pâton étant laissé à reposer et à lever au froid pendant la nuit.
En 2022, la baguette française a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.
Image : Wikimédia CC Stonesoup
La farine fait la différence
Une différence majeure entre le pain français et le pain belge réside dans la farine utilisée. En France, on emploie fréquemment la farine de type 65 qui, contrairement à d’autres types, conserve le germe du grain. Celui-ci contribue à la saveur caractéristique des produits boulangers français. La classification française repose sur la finesse de la farine, tandis qu’en Belgique, elle se base sur le taux de cendres.
Le Pain de Tradition Picarde est traditionnellement élaboré à partir d’au moins 35 % d’épeautre et se distingue par une saveur délicatement noisettée. Dans la région frontalière, on trouve également la cramique (ou kramiek), une brioche sucrée garnie de raisins.
Le pistolet
Les boulangers belges travaillent fréquemment avec des mélanges de farines, associant différentes céréales. Parallèlement, la production artisanale connaît un essor marqué, avec une fabrication à petite échelle, sans recours aux améliorants de panification. La culture du pain en Belgique se distingue par une plus grande diversité et par des traditions moins rigides qu’en France.
Le pistolet, petit pain léger et croustillant, constitue l’équivalent typiquement belge de la baguette. Le terme apparaît pour la première fois à Bruxelles en 1837 et fait aujourd’hui partie intégrante du petit-déjeuner dominical dans de nombreuses familles flamandes. Les pistolets se déclinent en de multiples variantes : croustillants ou moelleux, blancs ou complets, pistolets tigrés, cuits sur sole, agrémentés de graines de sésame ou de pavot.
Image : CC Wikimedia, Égoïté